Gérard Deprez : « Il faudrait que les partis arrivés premiers dans leur communauté soient obligés de former un gouvernement fédéral ».
En 95, vous avez proposé de créer une fédération entre le PSC et le PRL. Plaidez-vous toujours pour cette stratégie, aujourd’hui ?
Quand je parlais d’une fédération, le PSC était quasiment aussi costaud que le PRL. Je ne parlais pas d’une prise de contrôle de l’un sur l’autre. Le rapport de force a changé. S’il s’agit d’un consensus d’appareil, cela ne fonctionnera pas. Il faut qu’une nouvelle génération apparaisse et manifeste son désir de faire quelque chose ensemble. Un peu comme l’a fait, en France, Emmanuel Macron : une nouvelle force surgit et modifie les lignes de clivage politique traditionnel. Je ne vois pas que les choses se mettent en place pour produire un tel événement. Il faut trouver une autre dynamique.
Pensez-vous qu’une recomposition politique puisse encore avoir lieu au sud du pays, avec un CDH au tapis ?
Il n’y a pas que le CDH qui peut être concerné par une recomposition. La scène politique peut continuera à évoluer. Quel sera l’impact, à l’intérieur de Défi, du départ d’Olivier Maingain ?
Mais votre constat n’a pas changé ?
Non. Car par certains côtés, la Wallonie recule. Quand vous voyez le paysage politique, à gauche, au PS et surtout au PTB, je n’ai pas le sentiment que les conditions favorables à une amélioration existent. Pour les Flamands, ces conditions sont perçues comme de moins en moins vivables. Voyez, en Wallonie, le nombre de personnes employées dans les administrations communales, les intercommunales, les structures para-régionales, dans les cabinets ministériels. Entre le Sud et au Nord, il y a un grand déséquilibre.
Par ailleurs, au niveau fédéral, s’il faut plus d’un an, tous les 5 ans, pour former un gouvernement, nous irons de crise en crise… Que faut-il pour stabiliser la Belgique ? La reconstruire ?
Il n’y a aucun scénario crédible qui conduise à la disparition d’une structure belge. La Flandre déclarerait son autonomie, sans Bruxelles ? La Wallonie, seule de son côté ? Impossible. Mais on est bloqué sur la logique des partis politiques d’accepter de faire des choses avec les uns ou les autres.
Que faire ?
Pourquoi ne pas établir des règles dans lesquelles les partis politiques n’ont pas le choix ? Aujourd’hui, deux partis politiques, PS et N-VA, ne veulent pas gouverner ensemble. Il faudrait créer une situation dans laquelle ils n’ont pas le choix. Par la loi, on pourrait dire que les partis arrivés les premiers dans leur communauté respective sont obligés de former un gouvernement fédéral. Ils ont 6 mois. Ils échouent ? On revote. Ce qui ne va pas, pour l’instant, c’est le choix qui est laissé à la particratie sans qu’il y ait de sanction.
Comment est né votre engagement européen ?
Le souvenir du drame que j’ai vécu dans mon enfance a été le moteur de mon engagement européen. Et cela le reste.
L’Europe est critiquée de toutes parts…
Les gens ne se rendent pas toujours compte que nous avons créé, dans l’Union, un espace de liberté et de libre circulation qui n’a pas d’équivalent au monde et dont tout le monde peut bénéficier. C’est colossal. Vous souvenez-vous des changes de monnaie auxquels il fallait procéder quand on allait dans un autre pays européen et des sommes perdues que ces opérations représentaient ? Quand vous allez dans un restaurant pour manger de la viande, la traçabilité est la même ici et partout ailleurs dans l’Union. Il y a une élévation du niveau de qualité de tous les produits, qu’ils soient alimentaires ou autres.
Pourquoi y a-t-il une montée des nationalismes dans tant de pays européens ?
Dans certains pays à l’Est de l’Europe, il y a des sentiments ambivalents à l’égard de la construction européenne. Après avoir quitté la domination soviétique, les citoyens de ces pays sont entrés dans un système dans lequel ils ont dû accepter les règles de “Bruxelles”. Pour certains, “Bruxelles” a remplacé “Moscou”. Par ailleurs, ces pays-là n’ont jamais connu l’immigration, ils étaient plutôt des pays que l’on essayait de fuir. L’éventualité de voir des gens venir chez eux, des gens qui n’ont ni la même couleur de peau, ni la même langue, ni la même religion, ni les mêmes valeurs a provoqué un sentiment de peur, de repli. Ce qui a traumatisé un certain nombre d’Européens, ce n’est pas l’arrivée de personnes, c’est cette espèce d’entrée massive désorganisée, comme si l’Europe était offerte à n’importe qui dans un effroyable désordre. Il y a eu un sentiment xénophobe de la part de personnes qui demandaient que le problème soit géré. Mais il faut rappeler ceci : d’ici 2050, la population active en Europe va diminuer de plus de 40 millions de personnes alors que le nombre de personnes pensionnées va continuer à augmenter. Comment gère-t-on cela ? Le nombre d’enfants par famille reste stable. Sans l’immigration, la population européenne diminuerait déjà. Dans quelques années, sans apport extérieur, l’Europe manquera d’actifs. Cela dit, les dernières élections, municipales notamment, ont montré que les citoyens des grandes villes de l’Est optent plutôt pour des partis proeuropéens. Je ne vois pas baisser le sentiment proeuropéen dans ces pays-là. C’est dans quelques pays fondateurs qu’il y a une baisse du sentiment proeuropéen parce que certains ont le sentiment de donner plus à l’Europe qu’ils ne reçoivent.
Diplomatiquement, la voix de l’Europe est fluette par rapport aux États-Unis, à la Russie, à la Chine ?
On peut être un acteur global en ayant un produit intérieur brut relativement faible. Le PIB russe est à peine plus élevé que le PIB conjugué des Pays-Bas et de la Belgique. Mais Poutine a mis ses moyens à la disposition d’un certain nombre d’objectifs. Et il y a une “unicité du commandement”. L’Europe est la première puissance commerciale au monde, la deuxième ou la troisième puissance économique mondiale. Mais nous sommes incapables d’utiliser cette formidable capacité parce que nous n’avons pas d’unité politique. Tant qu’il n’y aura pas cette unité politique européenne, toute la richesse des Européens ne leur servira pas à peser davantage sur les affaires du monde. Nous sommes victimes du nationalisme de la petitesse plutôt que de favoriser l’européisme de la grandeur.
Comment basculer de l’un à l’autre ?
Il faudra que l’Union européenne ait un leadership politique qui lui permette de parler sur un pied d’égalité avec les Américains, les Chinois, les Russes. Mais je ne sais pas si les Européens en ont envie. Il faudrait une aspiration des peuples, que des citoyens manifestent en arborant le drapeau européen en disant : “voilà la direction”.
Francis Van de Woestyne
Interview de Gérard DEPREZ par Francis Van de Woestyne –
La Libre – 08 décembre 2019